Les jumeaux la fixaient, impassibles, les bras croisés, les yeux froidement calculateurs. Mariana esquissa un léger sourire et demanda ce qu’ils voulaient pour le dîner. Sofía ne répondit pas. Emiliano resta muet à son tour. Le poids du deuil flottait autour d’eux,
et Mariana comprit que leur refus de manger n’était pas une question de faim, mais de chagrin – peut-être même de peur. Cinq nounous avant elle avaient échoué.
Ricardo lui fit visiter la maison. La salle à manger brillait d’argenterie, une table pour vingt, jamais utilisée. Le salon, rempli de fauteuils moelleux, semblait figé dans le temps.
Dans le jardin, des jouets abandonnés et une table ronde oubliée. Les enfants passèrent sans un regard, comme des fantômes.
Mariana avait prévu de faire des biscuits, mais partout des photos de Lucía – la femme de Ricardo – la suivaient : souriante, douce, aimante.
Les jumeaux lui rappelaient douloureusement leur mère, surtout Sofía, dont le silence cachait un océan de tristesse.
Plus tard, dans la cuisine, elle rencontra Chayo, la cuisinière, une femme sévère d’une soixantaine d’années. « Pourquoi t’habilles-tu si bien ? Les enfants ne le remarqueront pas. Lui non plus. » Mariana répondit par un sourire poli.
Le dîner fut silencieux. Les enfants goûtèrent les plats de leur mère, avec lenteur, comme s’ils exécutaient un ancien rituel.
Mariana comprit alors : cette maison n’était pas froide à cause des murs, mais parce que personne ne prenait soin des cœurs des enfants.
Elle décida de changer d’approche. Elle servit les plats sur des assiettes colorées, transforma les repas en jeux. Sofía posa une tranche de pomme. Emiliano l’imita, hésitant mais courageux. C’était un premier pas.
Le lendemain, Mariana arriva en jean et en chemisier clair. « Pas de règles aujourd’hui. On fait autrement. »
Les enfants la suivirent à la cuisine. Farine, œufs, lait et sucre les attendaient. « On fait des pancakes. Vous êtes les chefs. »
Peu à peu, la pièce s’anima. Sofía toucha la farine, Emiliano cassa un œuf. Quelques rires s’échappèrent. Les pancakes furent servis avec du miel, des bananes et de la crème chantilly.
Pour la première fois, les jumeaux mangèrent avec joie.
Ricardo s’arrêta dans l’encadrement de la porte : ses enfants souriaient. Ce sourire brisa le silence du manoir.
Les jours suivants, Mariana apporta des jeux, de la peinture, de la vie. Elle découvrit le carnet de Lucía, rempli de notes et de recettes – comme une main tendue depuis l’au-delà.
Pas à pas, la maison retrouva son souffle.
Un matin, Sofía s’approcha d’elle. « Je veux un journal comme celui de maman. »
« Comment sais-tu qu’elle en avait un ? » demanda Mariana.
« Elle m’a dit qu’écrire l’aidait à ne pas se sentir seule. »
Mariana lui donna un carnet neuf. « Je crois qu’elle voulait que quelqu’un fasse pareil. »
Sofía sourit. « Je ne veux pas écrire des choses tristes. Je veux écrire ce que j’aime chez toi. »

Mariana serra Sofía dans ses bras, comprenant que quelque chose d’essentiel avait changé — non seulement chez les enfants, mais aussi en elle. Elle comprit que la mort de Lucía avait laissé une ombre, des questions, et des secrets jamais prononcés.
Peu après, Adriana arriva, les valises à la main et une présence tranchante qui troubla l’équilibre fragile. Les enfants se recroquevillèrent : Sofía cessa de parler, Emiliano se referma sur lui-même. Mariana sentit la tension, mais resta calme, refusant de céder le terrain gagné.
En surprenant une conversation, Mariana comprit que Lucía avait soupçonné quelque chose à propos d’Adriana — quelque chose de tu. Chayo, avec sa sagesse prudente, confirma ce qu’elle craignait : Lucía avait été lucide, prudente, vigilante.
Ricardo finit par avouer : lui et Adriana avaient partagé quelque chose, des années auparavant, bien avant Lucía — quelque chose de resté inachevé. Mariana ressentit une vague d’émotions, mais demeura sereine. Elle comprit que l’amour, la culpabilité et la mémoire s’entremêlaient ici d’une manière complexe.
Ce soir-là, après le coucher des enfants, Mariana et Ricardo partagèrent un moment rare d’intimité. Seuls dans la cuisine tamisée, il écarta une mèche de ses cheveux et l’embrassa — pas un baiser de cinéma, mais un geste simple, humain.
Chaleureux. Réel. Authentique. Nul besoin de mots : ce baiser disait tout ce que les mots ne pouvaient pas.
Mariana lava la dernière assiette, Ricardo l’aida en silence. Le manoir ne semblait plus une prison. Il respirait à nouveau, fragile, mais vivant. Le rire des enfants résonnait désormais dans ses couloirs.
Mariana avait fait plus que les nourrir. Elle avait rallumé des cœurs éteints par le chagrin.
Dans le calme de la nuit, elle songea que l’amour n’est pas toujours fait de grands gestes. Parfois, il est patience, présence et courage. Parfois, il consiste simplement à permettre aux autres — enfants ou adultes — d’être vus, entendus et aimés.
La maison n’était plus un manoir. C’était redevenu un foyer, chaud, habité, rempli de rires, de souvenirs et d’un avenir en train de s’écrire.